L’Europe après la Crimée

L’apparition de risques géopolitiques au coeur du continent est une mauvaise
nouvelle pour l’Europe, qui se relève d’une grave crise économique et de
confiance. Elle a, d’ores et déjà, des effets économiques et des conséquences
financières, qui impliquent des révisions stratégiques.
L’Ukraine s’enfonce dans la récession. La Banque européenne de reconstruction
et de développement prévoit pour elle en 2014 une diminution de son PIB de
7 % tandis qu’elle prédit à la Russie une stagnation (+ 0,2 % de croissance), que le
ministre russe de l’Économie n’hésite pas à traduire en récession (- 1 %), et pour
l’ensemble de la zone d’Europe centrale, envisage une division par deux de la croissance prévisible (1,4 % au lieu de 2,7 %). L’interdépendance des économies continentales peut même faire craindre des performances inférieures. Sur le plan financier, un prêt du FMI de 17 milliards de dollars et des facilités européennes de plus
de 11 milliards d’euros en faveur de l’Ukraine risquent de ne pas réussir à stabiliser
cet État de 45 millions d’habitants, pourtant doté d’atouts agricoles, énergétiques et
industriels bien réels. Enfin, la crise ukrainienne menace de créer à ses frontières « un
trou noir », foyer d’instabilité difficile à maîtriser. Le défi lancé par la Russie en violation des règles du droit international et des traités organisant la stabilité en Europe est complexe. Les réponses de l’Union doivent être réelles et elle peine à les définir.
Ces changements géopolitiques auront des effets bien au-delà du continent.
Ce sont ces quatre derniers éléments factuels qu’il convient d’analyser pour
tenter de mesurer, d’un point de vue européen, les transformations qu’entraînent
l’annexion de la Crimée et les séparatismes en Ukraine.

L’Ukraine
Les événements de Maidan étaient une vraie révolution, une révolte populaire
sanctionnant, vingt-trois ans après une indépendance retrouvée, un régime
ayant fini par atteindre des sommets en matière d’oligarchie. Ils n’ont pas été provoqués de l’extérieur, semblaient largement prévisibles et n’ont jamais été interprétés par les Européens comme une menace ou un risque, mais bien davantage comme la bonne nouvelle qu’un peuple de plus sur le continent souhaitait se rapprocher du modèle européen de démocratie et d’État de droit. L’offre de « partenariat oriental », une initiative suédo-polonaise, soutenue par d’ex-démocraties populaires devenues membres de l’Union, qui avait finalement emporté l’accord peu enthousiaste des autres États-membres, a cristallisé la crise en s’instituant en alternative à l’Union douanière eurasiatique que la Russie tentait avec peine d’offrir à son voisinage. L’Union européenne aurait certainement dû – peut-être certains États-membres seulement – prendre l’initiative de simultanément sortir de l’ornière les négociations avec la Russie relatives à la reconduction de l’accord de partenariat qui date de 1994. Celles-ci ont échoué à plusieurs reprises sur la question des droits de
l’Homme et de la protection des investissements.
La crise ukrainienne s’est surtout traduite par l’annexion de la Crimée, une
violation inédite sur le continent depuis le second conflit mondial, des frontières
d’un État, au demeurant reconnues par plusieurs traités régionaux signés par la
Russie (Acte final de la Conférence d’Helsinki, 1er août 1975 ; Traité de Minsk,
8 décembre 1991). Elles étaient notamment garanties par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, signataires et « témoins » du mémorandum de Budapest (5 décembre 1994), qui organisait la dénucléarisation de
l’Ukraine, mais aussi par plusieurs traités et accords bilatéraux signés par la Russie.
Cette violation est aussi celle de la Charte de l’ONU (art. 2 § 4) qui fonde le principe
de l’inviolabilité des frontières, du respect de l’intégrité territoriale et de
l’interdiction du recours à la force dans les relations entre États. Les arguments utilisés
officiellement par le président russe pour justifier cette conquête territoriale
(défense de minorités linguistiques, histoire, liens culturels) rappellent les pires
époques de l’histoire européenne et posent nombre de questions pour l’avenir (reconnaissance
juridique et statut, précédent), voire pour certains territoires (Kaliningrad-
Königsberg, îles Kouriles). Ils marquent un profond changement de la diplomatie
russe qui ne doit pas être analysé comme de simple circonstance.


La Russie
L’immensité du territoire du pays le plus étendu du monde lui a toujours
causé des difficultés, justifié sa préférence autocratique d’un pouvoir vertical et sa
poussée vers les mers et l’Orient. Ce sont des constantes historiques venues se ressourcer
dans la dégradation du statut de grande puissance qu’a connue la Russie
depuis l’effondrement de l’Union soviétique. À ce sentiment d’humiliation, véritable
moteur du nationalisme russe dans lequel le pays a su puiser de nombreuses
fois une résilience exceptionnelle, s’est ajoutée la prise de conscience de la réalité
que constitue désormais l’Union européenne. Frontalier de la première puissance
économique et commerciale, et du plus grand marché de consommation du
monde, le voisinage russe n’a cessé d’être attiré par cette proximité au point de se
déliter aux yeux de dirigeants qui raisonnent encore selon les principes élémentaires
de Machiavel * dans lesquels les rapports de forces priment sur les autres
considérations. Ils avaient cru que l’Otan restait leur premier ennemi, ils ont
découvert que l’Union européenne et son soft power étaient bien plus dangereux
dans un monde relativement ordonné et respectueux des règles.
Aussi la Russie de Vladimir Poutine a-t-elle entrepris de redonner à l’État
une réalité, de reconstituer son armée et de lancer nombre d’initiatives diplomatiques,
commerciales et culturelles indispensables à ses yeux pour tenter de compter
encore dans le concert international (cf. Syrie). Il en allait de sa survie alors
qu’elle perdait sa population, que son économie demeurait dépendante de la rente
énergétique, et que l’émergence de la Chine et de l’Inde ne cessait de relativiser son
statut de grande puissance. Dans le même temps, la « responsabilité de protéger »,
qui avait justifié plusieurs interventions occidentales (Kosovo, Libye) ou semblait
vouloir en justifier d’autres (Syrie), constituait pour son régime une menace réelle
concrétisée par les « révolutions de couleur ». Les Européens ont ignoré ce virage,
obnubilés par les pays émergents. Ils n’ont eu de cesse que de désarmer et de profiter
des « dividendes de la paix », tout en poursuivant leur politique de « la main
tendue à qui veut la prendre ».
Fragilisé sur le plan intérieur par la montée d’une classe moyenne informée,
qui n’a pas hésité à descendre dans la rue pour protester contre la réélection de
Vladimir Poutine, le régime russe a cru devoir réagir vigoureusement. Il avait déjà
commencé à le faire depuis quelques années par une stratégie d’influence au sein de
l’Union européenne. Dans les ex-pays soviétiques désormais intégrés à l’Union, sont
apparus des mouvements, des partis, des personnalités, des organes de presse directement inspirés ou indirectement financés par Moscou. Cette pression s’est même
fait sentir dans les plus anciens États-membres où l’on croise désormais couramment
une nouvelle race de « compagnons de route », porte-paroles naïfs ou intéressés de la
voix renaissante d’une Russie plus impérialiste. L’utilisation des vieilles méthodes
guébistes a été systématique. Elle s’appuie sur une « posture » idéologique et culturelle
visant à présenter la Russie comme la gardienne des valeurs traditionnelles. C’est
ainsi qu’il faut comprendre les prises de position brutales et extrêmes contre le
« laxisme et la décadence européenne », l’hostilité systématique envers des minorités
religieuses, ethniques, homosexuelles. Avec l’aide de l’église orthodoxe, dont la proximité avec le régime s’est renforcée – il s’agit d’une stratégie volontaire et fort élaborée – qui magnifie la virilité du chef, les valeurs traditionnelles et rencontre un écho certain à l’Ouest. Après l’économie russe, la vie politique, l’administration, l’armée, les médias ont fait l’objet des soins les plus attentifs et ont été systématiquement mis au pas, devenant des outils redoutables de propagande extérieure, comme on l’a constaté pendant la crise ukrainienne. Comme pour tout régime qui se sent isolé ou menacé, faire vibrer la corde nationaliste est une vieille recette efficace. Elle n’exclut pas les erreurs, notamment celle de sous-estimer ses cibles. En l’occurrence, jouer la division des Européens est une pratique courante chez tous les grands acteurs de la scène internationale. Sera-t-elle suffisante ? Rien n’est moins sûr.

L’Union européenne
Comme à l’accoutumée, les plus virulentes critiques contre la réponse européenne
sont venues de l’intérieur. Sa naïveté prétendue, son absence présumée de
stratégie, la faiblesse de ses réponses ont été regrettées. Pourtant, à y regarder de
plus près, et pour peu qu’on veuille bien envisager le long terme, son attitude et ses
réponses ne méritent pas autant de critiques. Elle seule, par la présence des
ministres des Affaires étrangères allemand, français et polonais, a pu faire cesser le
bain de sang qui s’annonçait à Maidan. À peine signé, y compris par l’envoyé russe,
l’accord du 21 février qui organisait une transition démocratique jusqu’à une élection
présidentielle régulière, a été réduit à néant par la fuite de Ianoukovitch. En
l’absence de menaces avérées sur sa personne, l’histoire dira si la peur l’a inspiré ou
si on lui a suggéré de l’extérieur un geste qui annulait les efforts européens. Le vide
du pouvoir ainsi constaté devait conduire au chaos, dont il ne faut pas exclure qu’il
demeure un but politique russe. L’occupation de la Crimée par infiltration de
forces spéciales sans pavillon permettait d’éviter une confrontation ouverte tout en
s’emparant illégalement d’un territoire.
En cette année de célébration du centenaire du déclenchement de la
Grande Guerre, on doit reconnaître que la réponse diplomatique et « ouverte » des
Européens rompt avec tout ce qu’on a pu constater dans le passé. Un « dérapage »
ou un engrenage fatal auraient pu se produire alors, ramenant le spectre de la guerre
sur le continent. Il n’en a rien été et la diplomatie, avec ses faiblesses mais aussi ses
atouts, a permis de circonscrire les oppositions.
On peut toujours se gausser des sanctions décidées par les Européens, qui diffèrent
de celles arrêtées par les Américains mais sont avec elles coordonnées. Y avaitil
d’autre réponse intelligente ? De surcroît, et malgré des sentiments partagés, les
Européens ne se sont pas jusqu’ici divisés dans la réponse diplomatique et leur unité
n’est pas que de façade. Certains, qui ont vécu l’horreur du totalitarisme stalinien,
sont évidemment favorables à des réponses plus fortes. D’autres, qui ont vécu la réalité
– souvent inimaginable pour nous – de la guerre sur le front de l’Est et sont guéris
des conflits, ont bien sûr tendance à temporiser. Mais les réponses européennes
ont été unitaires, proportionnées et progressives. C’est un progrès. Les Européens ont
appris de leur passé et désormais même du présent, à éviter certaines erreurs et c’est
heureux. Ce n’est qu’à la fin de la présente crise qu’on pourra d’ailleurs identifier clairement le vainqueur et le perdant des événements qui se déroulent encore aux frontières de l’Union. Quelques enseignements peuvent néanmoins déjà être avancés.
Changements géopolitiques La question russe est de retour. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire européenne. Mais cette fois-ci les réponses seront apportées collectivement. Et cela
change beaucoup de choses. Face à une Russie instable et menaçante à nos frontières,
trois leçons peuvent être tirées.
Les dividendes de la paix ont été engrangés au-delà du raisonnable et les
Européens ne peuvent plus faire l’économie d’un nouvel effort de défense. Certains
États-membres nordiques, baltes ou du Sud-Est européen, l’ont déjà décidé.
D’autres suivront. Le hard power européen doit se développer. C’en est fini du rêve
pacifiste et pour longtemps. La « guerre non conventionnelle » menée par la Russie
en Crimée, lui a permis d’éviter un conflit ouvert tout en atteignant ses objectifs
de conquête. Les Européens doivent aussi en tirer des leçons. Leurs forces sont déjà
dotées des mêmes capacités et ils pourraient en faire usage si nécessaire, de manière
vraisemblablement plus efficace encore.
De ce point de vue, la stratégie de l’Otan et celle de nos forces armées ont
besoin d’une modernisation et d’une actualisation « post-Crimée ». La combinaison
des actions clandestines et de la pression conventionnelle (exercices, manoeuvres,
intimidations, provocations aériennes) conduit à réfléchir à des modes d’actions
nouveaux qui pourraient être utiles dans le contexte européen.
On mesure au passage la réassurance que donne la possession de l’arme
nucléaire, ultime garantie contre de trop rapides « montées aux extrêmes » de
conflits susceptibles de dégénérer.
La faible réaction américaine, bien plus que le « pivotement asiatique »
démontre, s’il en était besoin, que la défense de l’Europe est désormais, d’abord,
son propre problème. Elle peut certes compter sur sa précieuse alliance avec les
États-Unis mais elle doit apprendre à s’organiser seule. L’Otan aura eu comme effet
d’améliorer l’interopérabilité des armées européennes ; elle ne saurait être l’unique
réponse aux nouveaux agissements russes. Une vraie stratégie diplomatique européenne,
vraisemblablement lancée par la France et l’Allemagne, est seule à même
d’établir, peut-être avec la Russie, des relations stables et un mode opératoire qui
évitera de nouvelles agressions de sa part. Elle ne devra pas se contenter de déclarations
d’intentions mais savoir aussi, par des décisions concrètes, montrer sa détermination
à se mettre en état de faire échec à de nouvelles agressions. Ce n’est pas
facile, notamment au regard de l’état des opinions publiques européennes, mais
chaque jour qui passe représente du temps perdu.
Enfin, le soft power européen ne doit pas être sous-estimé. Il doit même être
« durci » et plus agressif. Le déferlement outrancier de la propagande russe dans la
présente crise doit être contré plus efficacement. Plutôt que de se cantonner dans
l’économique et le commercial, l’Union européenne peut aussi utiliser ses moyens
à rétablir l’objectivité de l’information en finançant des médias indépendants, à
faciliter la circulation de celle-ci par une stratégie de visas intelligente et ouverte et
une présence sur les nouveaux médias plus assurée. Voice of America ou Radio
Liberty, dont le Congrès américain critique l’indépendance, seraient facilement
dépassées par des médias européens en langue russe, ukrainienne, ouzbèke, etc.
L’Europe gagnerait beaucoup à faire davantage connaître la réalité de son organisation
sociale et politique, ses libertés, ses solidarités. L’information peut devenir
pour elle une arme des plus efficaces. On le voit déjà à Kaliningrad, prise de guerre
russe où les citoyens rêvent plus d’Europe que de Moscou.
Sur le plan financier, l’Union a raison de soutenir les États qui veulent s’en
rapprocher. Elle pourrait y consacrer davantage de moyens en révisant sa politique
d’élargissement et de voisinage. À ses frontières, elle ne peut plus se contenter de
n’offrir que l’adhésion ; elle doit savoir aussi offrir à ses partenaires des stratégies
d’alliance. Elle a besoin d’une véritable politique étrangère sur le continent, en
attendant une politique de défense commune, dont les perspectives restent lointaines
mais la nécessité de plus en plus impérative.
2014 est l’année du renouvellement de toutes les institutions européennes.
C’est aussi le moment d’une lente et difficile sortie de crise pour l’Europe. C’est
enfin la période où les doutes et les imperfections de la construction communautaire
suscitent une expression eurosceptique forte. Il y a donc deux manières de la
considérer : comme un échec, une preuve de déclin ou une impuissance. Ou bien
comme une opportunité exceptionnelle de tracer une feuille de route claire et
impérative pour les institutions communes. L’extension de la Démocratie et de
l’État de droit doit rester un but de politique étrangère de l’Europe. La pression
russe continuera à se faire sentir aux frontières de l’Union et nous aurons d’autres
crises avec la Russie. Après la Moldavie en 1991, la Géorgie en 2008, l’Ukraine en
2014, l’Union sera confrontée à d’autres défis venus de Russie.
Le dernier coup de force russe nécessite donc de sortir de l’incapacité
européenne à penser l’outil militaire et à le faire non en termes de guerre froide,
c’est-à-dire la guerre d’hier, mais en termes de conflit du futur, c’est-à-dire utilisant
tous les ressorts de l’affrontement de demain (cyber, propagande, infiltrations, soulèvements).
!
Cela requiert de définir plus clairement des objectifs diplomatiques européens
communs. La stabilisation à long terme du continent européen en est un. La
définition des moyens à mettre en oeuvre pour l’atteindre est essentielle. Pour éviter
que l’annexion de la Crimée ne crée un précédent, les Européens doivent réviser
leurs modes de pensée et d’action, faire preuve certainement de la plus extrême
fermeté, mais aussi lancer une initiative diplomatique envers la Russie qui combine
l’imagination et l’audace. Cela exige un véritable leadership venant de chefs d’État
et de gouvernement déterminés et courageux capables de faire partager par leurs
citoyens une véritable vision de l’avenir.
Dans ce cas, l’Europe saura éviter le pire avec la Russie, imposer des solutions
diplomatiques conformes à l’interdépendance et l’intérêt commun de tous les
acteurs sur le continent et se ressaisir en matière de défense pour garantir la paix.
Ce nouvel âge est-il un rêve ?

Jean-Dominique Giuliani is President of the Robert Schuman Foundation.

This article has been published in La Revue de la Défense Nationale, July 2014.

On the 17 and 18 November 2014, jointly with the Konrad Adenauer Foundation, the Kangaroo Group and the Fondation pour la Recherche Stratégique, the ESRT will hold a major Security and Defence Conference in Brussels: The European Security Forum.


Up-coming activities*

* For more information about ESRT events:
Christoph Raab
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